- PLANIFICATION (économie)
- PLANIFICATION (économie)Avant la Seconde Guerre mondiale, l’Union soviétique était seule à disposer d’un plan digne de ce nom; car on ne saurait retenir ce terme pour ce qui, comme en France avec le «plan Marquet», n’était tout au plus qu’un programme de grands travaux. Au contraire, rares sont actuellement les pays qui ne disposent pas d’un plan national. L’idée de planification n’est donc plus une idée neuve.Pourtant, l’abondance actuelle de la littérature consacrée à ce thème n’a pas fait disparaître toute ambiguïté. Un effort préalable de clarification s’impose donc dans au moins trois domaines.Tout d’abord, la planification économique peut concerner des agents économiques de dimensions très différentes. Par exemple de nombreux auteurs utilisent le terme «planification» au niveau de la firme. Les développements techniques rendent en effet la prévision nécessaire parce que leur mise en œuvre exige des investissements considérables et de longue durée comme c’est le cas dans les domaines de pointe de l’énergie, de la chimie ou des transports; d’autre part, la rentabilité de ces mêmes investissements ne peut être calculée qu’à long terme, imposant donc une étude détaillée de l’état futur de la demande finale pour que soit assurée l’utilisation continue des capacités de production. L’usage du terme «planification» à ce premier niveau apparaît cependant indu dans la mesure où il s’agit tout au plus d’une étude de marché accompagnée d’une analyse de rentabilité. On parle également de planification sectorielle: c’est ainsi qu’on a pu soutenir que «les cartels internationaux [...] étaient en réalité de grossiers instruments de planification sans lesquels la vie industrielle de l’Europe eût été un chaos anarchique» (A. Berle). Bien plus, au moins dans les secteurs où le produit est homogène et où les variables peuvent être aisément maîtrisées, la planification sectorielle peut recourir aux techniques de la programmation linéaire: ainsi en est-il dans des pays aussi différents que la France, les États-Unis, l’Union soviétique pour la chimie, les transports ferroviaires, l’énergie hydraulique. C’est cependant au niveau national que l’on songe le plus souvent en utilisant le terme de planification. En effet, ainsi que l’observe Jean Meynaud, «la planification constitue aujourd’hui le cadre de réflexion et d’activité qui permet aux gouvernants de s’acquitter, avec le maximum d’efficacité, de leurs responsabilités d’ordre économique et social». C’est donc à ce niveau que l’on se placera.Ensuite, force est bien de constater que tout document qualifié de plan n’est pourtant point, en la matière, de la même veine. Il y a, tout d’abord, des plans effectivement appliqués et des techniques qui, parce qu’elles bénéficient d’une expérience relativement ancienne, sont bien rodées: c’est le cas des pays communistes de l’Europe de l’Est ou, dans un contexte bien différent, de la France depuis 1946, de la Norvège depuis 1947, des Pays-Bas depuis 1950. Il y a des pays qui ne possèdent pas de plans officiels, mais disposent cependant de projections officieuses: ce fut le cas, pendant longtemps, de la république fédérale d’Allemagne, et il en est encore ainsi aujourd’hui des États-Unis. Si l’on explore enfin rapidement les techniques utilisées dans les pays sous-développés, on constate diverses formes de planification: «décision prophétique», ensemble de projets rendus cohérents, technique de l’extrapolation des tendances de longue durée, comme pour les projections de la C.E.P.A.L. (Commission économique pour l’Amérique latine); plus ambitieux pour les projections globales est le recours à l’économétrie ; le dernier perfectionnement paraît enfin être l’utilisation des tableaux interindustriels. Dès lors, face à cette extrême diversité, il sera préférable d’opter, dans les développements qui suivront, pour la présentation d’une situation modale, retenant, à mi-chemin d’un pragmatisme dangereux et d’une construction économétrique trop ambitieuse, cette technique de planification qu’une abondante littérature qualifie de «normale».Enfin, une troisième ambiguïté concerne la période choisie par le planificateur. Certes, la distinction du court, du moyen et du long terme vient immédiatement à l’esprit, mais force est bien de constater qu’elle n’est pas toujours d’une évidence absolue. En fait, le court terme concerne toute politique qui vise au maintien de l’équilibre conjoncturel, le plus souvent par l’intermédiaire d’une politique financière; relèvent de cette catégorie les projections annuelles des États-Unis, les budgets économiques nationaux de la France, des Pays-Bas, de la Grande-Bretagne ou de la Norvège. Les planifications à moyen terme étudient les conditions du développement économique et établissent à cet effet un programme d’investissements dans des perspectives de technologie et de comportements sociaux relativement stables: les plans quinquennaux soviétiques, les plans indicatifs français en sont de bonnes illustrations. Les plans à long terme envisagent, au contraire, la possibilité d’importantes modifications techniques ou psychologiques; on parlera souvent à leur propos de planification d’encadrement: les plans prospectifs portant sur quinze ans en U.R.S.S., sur vingt ans aux Pays-Bas en sont des exemples. Si la planification à moyen terme doit à la planification d’encadrement ses perspectives, elle procure aux budgets économiques nationaux ou aux projections annuelles leur cadre de référence indispensable; c’est donc à elle que cet article s’intéresse.Nationale, relevant d’une technique «normale», opérant dans un horizon économique à moyen terme: telle est, en définitive, la planification stricto sensu dont il convient d’examiner successivement le cadre institutionnel dans lequel elle se situe, les techniques auxquelles elle fait appel et les problèmes qu’elle soulève.1. Le cadre institutionnelLe terme «institutionnel» est sans doute ambivalent dans la mesure où le concept peut signifier aussi bien une action qu’un état; on est par là même appelé à expliciter simultanément les procédures administratives d’établissement du plan et les structures organiques au sein desquelles s’effectue le cheminement du document, au cours de son élaboration progressive. Deux exemples sont éclairants, qui représentent deux types opposés de philosophie économique: dans un cas, le plan ne joue qu’un rôle supplétif par rapport au marché, au fonctionnement duquel il n’apporte que des corrections ou des aménagements de caractère marginal qui ne remettent pas en cause sa logique profonde; dans l’autre cas, le plan représente un véritable substitut du marché; les transformations structurelles qu’il entend imposer au corps social sont inconciliables avec les libres choix des sujets économiques que postule la logique du marché. On a par là même reconnu l’opposition fondamentale entre la planification indicative et la planification impérative .La planification indicativeLa planification française, dont se sont inspirées de nombreuses nations africaines francophones, est le meilleur exemple de planification indicative; elle repose sur des institutions favorisant la concertation des différentes forces socio-professionnelles, indispensable dans des pays où subsistent de larges secteurs d’initiative privée, et recourant à des procédures dont le journal britannique The Economist a pu dire qu’elles représentaient «un alliage de cajoleries, de pressions et de bourrades intellectuelles» (20 mai 1961).Les institutionsLes institutions sont nécessairement évolutives: certaines de celles qui avaient pu être mises en place à l’origine disparaissent; d’autres, au contraire, que les circonstances ne tardent pas à rendre indispensables, acquièrent un rôle essentiel. L’histoire de l’expérience française retrace ainsi, comme en raccourci, l’adaptation progressive de toute planification indicative aux exigences renforcées du marché dans une économie mondiale caractérisée, sur le plan doctrinal, par le retour en force du courant néo-libéral et, sur le plan des faits, par la libération des échanges et l’ouverture accrue des frontières.Les organismes mis en place après 1945 pour favoriser la reconstruction d’une économie dévastée par la guerre et promouvoir ensuite le développement économique de la nation répondaient à une préoccupation fonctionnelle: chacun d’eux se voyait assigner une tâche spécifique. Le Commissariat général du plan a des fonctions de conception. Organisme léger et dynamique, il conçoit le dispositif de préparation du plan (calendrier, système des commissions), définit un programme d’études dont il coordonne la réalisation et anime divers groupes de travail. Les commissions de modernisation dressent le constat des problèmes à résoudre et définissent, dans chaque domaine (problèmes économiques généraux pour les commissions dites horizontales, problèmes propres à chaque secteur pour les commissions dites verticales), les orientations de politique économique envisageables. Ces organismes ont pour but de faire participer à l’élaboration du plan toutes les catégories socio-professionnelles en les aidant à prendre connaissance des problèmes qui se posent dans leurs branches respectives et en les incitant au besoin à suggérer les réformes indispensables. On en retrouve l’équivalent dans d’autres pays, en Grande-Bretagne par exemple, ou encore aux Pays-Bas avec la série d’organes tripartites dont le Conseil économique et social est le sommet, et cela dans un domaine limité en raison des particularités de la planification à moyen terme dans ce pays. Les organismes de supervision (Conseil supérieur du plan et Comité interministériel dans le cas de la France) sont chargés de discuter et d’approuver l’orientation d’ensemble du plan et ont, par conséquent, un rôle essentiellement politique.On peut observer que les institutions se transforment dans trois directions. Tout d’abord, les organes de supervision sont mis en veilleuse, ce qui est aisément explicable dans la mesure où l’on peut penser que la tâche qui leur est confiée, outre qu’elle alourdit inutilement la procédure d’élaboration du plan, devrait être assurée, en stricte logique, non par des organes techniques, mais par des corps politiques. Ensuite, le rôle des commissions s’élargit au fil du temps, et ce phénomène est observable également ailleurs qu’en France. Cela répond à des exigences profondes, avec la démultiplication des objectifs et des tâches que l’on observe au fur et à mesure que la planification se développe. Ensuite, des organismes d’action régionale sont mis en place et cette initiative est la plus riche de promesses; par elle peut se réaliser une intégration progressive de la planification des activités économiques et des politiques d’aménagement du territoire.L’ouverture des frontières, la venue de la crise, le doute quant à l’efficacité des instruments de politique économique et sociale usuels, l’usure d’une planification initialement conçue en fonction des investissements de modernisation et des implantations d’équipements collectifs ont rendu nécessaire la réforme de la planification. La rupture décisive est intervenue avec la venue de la gauche au pouvoir et l’élaboration du IXe plan. La commission de réforme de la planification installée en janvier 1982 a défini les conditions de la planification «démocratique, contractuelle et décentralisée, continue et devant rendre des services multiples» qu’elle entendait mettre en place. La nouvelle planification est désormais indissociable de la régionalisation. La création d’une Commission nationale de planification est l’une des principales innovations apportées par la loi portant réforme de la planification. Cette commission (composée de 26 représentants des conseils régionaux, 25 représentants des organisations syndicales ou professionnelles, 8 dirigeants des établissements et entreprises du secteur public industriel et bancaire, 7 représentants des mouvements associatifs et culturels, 4 représentants du secteur coopératif et mutualiste, 8 personnalités qualifiées) est chargée de conduire les consultations nécessaires à l’élaboration de chaque plan et à participer au suivi de son exécution. Cette institution répond à trois objectifs: démocratiser la conception des travaux et réflexions préparatoires à l’élaboration du plan en exprimant les opinions des forces économiques, sociales et culturelles et des régions dans toutes leurs diversités; organiser la représentation dans une même assemblée des régions et des partenaires sociaux tout en marquant le rôle spécifique du secteur public et de celui de l’économie sociale; assurer la prise en considération des attentes et des projets des régions dans l’établissement du plan national. Ayant la maîtrise de ses travaux, la commission démultiplie son action par l’intermédiaire de groupes et commissions spécialisées composés suivant les mêmes principes: pour le IXe plan, huit commissions de travail ont été ainsi constituées. Parallèlement ont été mis en place des groupes de stratégie industrielle destinés à permettre une concertation des partenaires sociaux sur les orientations dans certains domaines ou secteurs importants de la politique industrielle.Les procéduresLes procédures, dans un découpage de caractère fonctionnel, comportent nécessairement trois moments essentiels, à savoir l’élaboration, l’exécution et le contrôle du plan.L’élaboration du plan se réalise en trois phases. La première est l’exploration des perspectives à moyen et long termes, préalable à l’élaboration des projections proprement dites qui concernent besoins et ressources; elle a pour objet de préciser les conditions du développement économique en étudiant la mouvance spontanée des structures et la possibilité de les infléchir, de définir les taux de croissance extrêmes à l’intérieur desquels on peut raisonnablement se placer et de préciser les orientations que le gouvernement proposera en définitive aux techniciens du Commissariat au plan. La deuxième est celle de l’élaboration détaillée; l’intervention des commissions permet, suivant les termes utilisés par les auteurs du document qualifié de rapport sur les principales options du IVe plan, «une grande étude de marché à l’échelle nationale, intégrant dans une synthèse concertée tous les effets d’interdépendance entre les secteurs». La troisième phase est la synthèse finale, processus d’ajustement s’efforçant de combiner, le plus harmonieusement possible, les exigences du calcul économique et les impératifs des choix politiques.La loi du 29 juillet 1982 portant réforme de la planification a prévu que la préparation du plan fera désormais l’objet de deux lois. La première définit pour cinq ans les choix stratégiques et les objectifs de la nation ainsi que les grandes actions proposées pour parvenir aux résultats attendus. Elle comporte approbation d’un rapport présenté par le gouvernement et distinct de celui que prépare la Commission nationale de planification; ce rapport du gouvernement indique les domaines dans lesquels il est recommandé que s’engagent des négociations entre partenaires économiques et sociaux en fonction des objectifs du plan. Cette première loi de plan est soumise au Parlement après avis du Conseil économique et social au cours de la session de printemps. La seconde loi de plan est présentée au Parlement à la session d’automne après avis de la Commission nationale de planification et consultation du Conseil économique et social. Elle définit les moyens d’exécution, c’est-à-dire les mesures juridiques, financières et administratives à mettre en œuvre pour atteindre les objectifs fixés dans la première loi de plan.L’exécution du plan fait appel à tous les moyens de la politique économique; c’est dire la complexité des instruments disponibles auxquels on peut songer à recourir. Toutefois, l’histoire de la planification française semble bien traduire en la matière un infléchissement libéral, les moyens de contrainte s’amenuisant progressivement au profit des simples moyens d’incitation, cela au moment même où les méthodes techniques d’élaboration se perfectionnent. Les moyens d’incitation utilisés sont d’ordre psychologique (à tel point qu’on a pu parler de «planification par la salive»), mais surtout d’ordre financier (subventions, prêts, privilèges fiscaux, contrôle du crédit).La nouvelle planification est fondée sur le principe de la contractualisation. Les contrats de plan sont des engagements réciproques visant à réaliser les objectifs du plan dans divers domaines, généralisant et intégrant dans le cadre du plan le principe des aides conditionnelles qui existaient déjà sous diverses formes. Le contrat de plan entre l’État et les régions est le lieu de rencontre entre les priorités du plan national et celles qui sont retenues dans les plans des régions correspondant à deux types d’actions: actions par lesquelles les régions participent à la réalisation des programmes prioritaires d’exécution du plan de la nation; actions d’intérêt spécifiquement régional contribuant à la réalisation d’objectifs compatibles avec ceux du plan de la nation. Quant aux contrats de plan État-entreprises, ils sont destinés à assurer la cohérence entre les stratégies des entreprises et les orientations définies par l’État dans sa politique de l’industrie, de l’énergie, des transports et de la communication, à associer le secteur public à la réalisation des objectifs d’intérêt général dans le cadre de l’autonomie de ces entreprises et à permettre de mobiliser le personnel autour des objectifs ainsi fixés. Quant aux programmes prioritaires d’exécution, ils traduisent les priorités dégagées à partir des grandes actions retenues dans le rapport de plan grâce à des engagements budgétaires pluriannuels spécifiques, à des moyens financiers non budgétaires et à des dispositions juridiques et administratives.Le contrôle du plan est assuré à deux niveaux; celui du Parlement et celui des groupes sociaux appelés à intervenir, à divers titres, dans la planification. Il existe de nombreux obstacles à un contrôle parlementaire efficace: d’une part, la souplesse du plan est peu compatible avec la rigidité de la loi; d’autre part, le plan qui n’a de valeur que comme ensemble de décisions cohérentes ne saurait être remis en cause, ni dans le détail, ni dans sa continuité. Depuis la réforme de la planification est instauré un suivi régulier de l’exécution du plan. D’une part est mis en place un contrôle démocratique et décentralisé: le Parlement examine chaque année un rapport sur l’exécution du plan; pour l’élaboration de ce rapport, la Commission nationale de planification est consultée; les régions organisent elles-mêmes à leur initiative la procédure de suivi de leur propre plan régional; par ailleurs des instances spécialisées recueillent et confrontent les avis des partenaires économiques et sociaux sur divers aspects particuliers de l’exécution du plan. D’autre part, pour permettre d’apprécier l’état d’exécution du plan, un ensemble d’instruments d’information sur le déroulement des actions entreprises et d’évaluation de leurs résultats doit être mis à la disposition des instances évoquées.La planification impérativeLa planification impérative est, suivant le mot de C. Bobrowski, «de vaste étendue et de grande intensité». C’est donc, quant à sa nature, un type de planification où tous les agents économiques responsables de la production se conforment aux indications des autorités planificatrices, au moins pour les décisions majeures. Le planificateur procède par injonctions, ce qui semble supposer une socialisation des moyens de production. Les décisions de la centrale s’imposant aux sujets de la périphérie, les instruments sont de type administratif concernant aussi bien l’approvisionnement en facteurs de production que les localisations industrielles, la nature des fabrications, les quantités à écouler et les prix de vente. La planification soviétique, qui a servi de modèle aux plans des démocraties populaires, relève de ce type. Elle se caractérise par une philosophie, des institutions et une méthodologie originales.Les principesLa philosophie de la planification impérative s’est dégagée au terme de discussions complexes qui, dans les années vingt, mirent aux prises, en U.R.S.S., les partisans de l’approche «génétique» et les adeptes de l’approche «téléologique» de la planification. La victoire des derniers devait être le triomphe du volontarisme politique. «Planifier, c’est agir», aimait à répéter Staline: ce mot pourrait servir à illustrer toute la pratique effective de la planification soviétique qui se caractérise par trois règles de conduite essentielles s’imposant au planificateur.Staline, lors du premier plan quinquennal, avait fait adopter la variante maximale, laissant subsister des déficits dans le secteur des biens de consommation, mais fondée sur l’hypothèse la plus optimiste possible. Ce faisant, établissant un plan vaste et très ambitieux, il a contribué à imposer aux planificateurs soviétiques la pratique de plans extrêmement tendus. De plus, s’est instaurée l’habitude durable de remanier ou de laisser remanier les plans en cours d’exécution selon un ordre de priorités non écrit. La recherche de la cohérence passe ainsi au second plan, au profit des visées stratégiques. On observe par là même d’importantes différences entre le plan conçu et la politique effectivement pratiquée dont la logique profonde est celle d’une industrialisation forcée mettant plus particulièrement l’accent, avec ce qu’on a pu appeler les constructions de choc et les constructions porte-drapeaux du régime, sur les aspects les plus visibles des transformations de structures. Avec un troisième principe, la doctrine d’exécution du plan se complète et la mystique se précise: les priorités du plan ne sauraient être atténuées; les plans prioritaires doivent être réalisés coûte que coûte et seul un dépassement du plan en constitue la réalisation correcte; le slogan «plan quinquennal en quatre ans» cristallise ainsi l’ensemble des énergies de la nation.Les institutionsLes institutions concernées par les tâches d’une planification qui «consiste à fixer pour un laps de temps déterminé les proportions et les rythmes de croissance, les critères essentiels de l’activité économique aussi bien à l’échelle nationale qu’à l’échelle des secteurs, à celle des régions et à celle des entreprises» (V. Laptev) sont nombreuses. Elles ont varié au cours du temps, puisque l’évolution du système soviétique d’administration économique peut être schématisée comme suit: de 1928 à 1957, domination du principe sectoriel (l’entreprise dépendant d’un ministère spécialisé); de 1957 à 1965, domination du principe territorial (l’entreprise dépendant pour tous les aspects de sa gestion d’une administration économique régionale), avec une contamination par le principe sectoriel à partir de 1962; depuis 1962, retour au principe sectoriel. Une institution joue cependant un rôle essentiel: le comité d’État du plan, ou Gosplan .Le Gosplan a une structure interne complexe: il est fondé à la fois sur le principe sectoriel, puisqu’il dispose de sections par branches industrielles en liaison avec les services de planification de ministères spécialisés, et sur le principe fonctionnel, puisqu’il a des sections à objet spécialisé (investissements, planification territoriale, etc.). Cet appareil fédéral se prolonge en outre, aux niveaux inférieurs, par toute une hiérarchie d’organes dans le cadre des républiques et des circonscriptions locales. Le Gosplan assure, au niveau fédéral, l’élaboration des plans en coordonnant le développement de toutes les branches et de toutes les régions du pays. Pour cela, il remet aux autorités politiques une analyse de la situation présente, de l’évolution passée, des potentialités et des obstacles au développement futur; le comité central du Parti et le gouvernement arrêtent alors leurs directives générales qui correspondent à un programme de politique économique déterminant les buts à atteindre, les moyens envisagés pour y parvenir, les ordres de priorité, les aspects généraux de la politique des prix, des salaires, etc. Le Gosplan peut ensuite élaborer le projet du plan dont le pivot est l’accumulation; ce projet descend ensuite vers les organismes territoriaux de base et vers les entreprises qui effectuent un travail de mise au point et de coordination; le plan remonte enfin vers le Gosplan qui en effectue une synthèse cohérente. Le Gosplan est en outre chargé de l’exécution du plan ainsi que des liaisons avec les organes de planification des autres pays socialistes et ceux du Comecon (Conseil d’assistance économique mutuelle entre les pays de l’Europe socialiste).La méthodologieLa méthodologie de la planification impérative repose sur l’emploi des balances, à tel point que planification socialiste et planification par les balances sont souvent des termes indifféremment utilisés par les commentateurs qui identifient ainsi, abusivement sans doute, le contenu et la forme de la planification.Comme dans la planification indicative, l’élaboration du plan passe par plusieurs étapes: l’analyse de la situation économique initiale, la détermination des taux et des proportions du développement, l’élaboration détaillée qui aboutira à la formulation d’indices, fixant quantitativement les tâches à exécuter dans le cadre de la période planifiée. Au cours de ces différentes étapes, la recherche des ajustements se fait par la technique des balances qui, dans leur acception la plus générale, sont une confrontation des ressources et des emplois. Les balances classiques sont des balances matérielles (les plus nombreuses car elles sont établies pour les principales productions industrielles et agricoles), les balances de travail qui indiquent la répartition de la main-d’œuvre par secteur, les balances synthétiques, établies en unités monétaires et qui servent à assurer l’équilibre entre les revenus et les dépenses, les objectifs de production ou d’investissement et leurs moyens de financement. Ces balances classiques ne mettant pas suffisamment en évidence les relations interbranches, on s’oriente, depuis 1960, vers l’élaboration d’une balance interbranches de production et de répartition présentant les rapports entre secteurs. Instruments de cohérence, les balances correspondent, quant à leur emploi, à celui des tableaux interindustriels dans les planifications occidentales: elles impliquent, de ce fait, le recours aux normes ou nombres proportionnels qui sont de véritables rapports d’entrée-sortie (input-output ), ou coefficients techniques. Mais elles ne se limitent pas à refléter le phénomène d’interdépendance des activités économiques, car leur utilisation s’effectue dans un certain ordre qui correspond à un processus de causalité volontairement choisi: elles exigent, par là même, l’application de la méthode des chaînons conducteurs, qui traduit précisément ce système de priorité en mettant l’accent sur certaines branches clés qui devront être approvisionnées les premières parce que considérées comme essentielles dans le processus du développement envisagé et, en définitive, comme industries entraînantes; les autres branches devront être ensuite ajustées.2. Stratégie et techniqueUn plan de développement, couvrant une période de temps réduite, n’acquiert son sens qu’en fonction de l’avenir vers lequel il oriente le destin de la nation; c’est pourquoi il commence nécessairement par le choix d’une fin et par la vision globale du déroulement de l’action. La prospective fournit la première, et le choix d’une stratégie de la croissance caractérise la seconde. Mais, s’il y a ainsi primauté des perspectives sur les moyens, il vient cependant nécessairement un moment où le calcul caractéristique du travail du planificateur doit intervenir. S’il faut ainsi «se fonder à la fois sur des données chiffrées et sur des conjectures plutôt que sur des conjectures seulement, même si les données chiffrées reposent elles-mêmes en partie sur des conjectures» (A. Lewis), trois étapes apparaissent, de ce fait, indispensables: elles consistent respectivement à effectuer la projection d’un taux de croissance pour l’économie nationale, à faire ensuite des projections détaillées, et à rechercher enfin parmi les cohérences possibles celles qui se révéleront les plus avantageuses.Projection du taux de croissanceLe choix d’un taux de croissance est la première étape d’une série d’esquisses devant en définitive aboutir au remplissage de tableaux démo-économiques équilibrés pour l’année terminale du plan. Plusieurs techniques, plus complémentaires qu’alternatives, peuvent être utilisées. La première d’entre elles consiste à dégager une tendance qu’on postule devoir persister dans l’avenir; d’emploi fréquent pour toute étude prévisionnelle, c’est à elle que songeait Keynes lorsqu’il écrivait: «Notre méthode habituelle consiste à considérer la situation actuelle, puis à la projeter dans le futur après l’avoir modifiée dans la seule mesure où l’on a des raisons plus ou moins précises d’attendre un changement.» Une seconde méthode, plus complexe, fait appel à un système d’équations à plusieurs variables, sous la forme généralement de fonctions de production.La prévision par extrapolation des tendancesLa prévision par extrapolation des tendances repose sur l’établissement de perspectives d’emploi et sur le choix d’un coefficient de productivité. Ces deux grandeurs apparaissent comme les clés de voûte de cette technique puisque le volume d’heures ouvrées, affecté d’un indice d’intensité de travail, permet aisément de calculer le volume du produit futur, et par simple différence avec le volume du produit actuel, de déterminer un taux de croissance de l’activité économique.L’emploi est le fait de la population active dont l’évolution dépend de la structure démographique. La prévision démographique est donc l’armature des plans de développement: on procédera, en ce qui la concerne, à un raisonnement en deux temps. Une analyse de base permet d’établir des statistiques d’état, ventilant la population par âge et par sexe; la situation à une époque donnée étant ainsi connue, les perspectives d’évolution permettent ensuite de déterminer l’évolution de la population, moyennant certaines hypothèses relatives à la valeur à assigner aux taux caractéristiques de fécondité et de mortalité par âge: par exemple, une perspective de stabilité des quotients de fécondité, généralement proches du niveau physiologique, aura peu de chances d’être démentie à moyen terme dans les pays sous-développés; de même, dans les sociétés industrialisées, les taux de mortalité sont assez stables pour pouvoir être extrapolés. D’une façon générale, en démographie, où l’on opère le plus souvent un classement des événements selon deux critères, celui de la durée écoulée depuis un événement antérieur ou initial et celui de la cohorte intéressée, le diagramme de W. Lexis est généralement utilisé comme support pour la présentation analytique des phénomènes. Si les tranches d’âges masculines de vingt-cinq à cinquante-cinq sont assez stables quant à leur taux de participation, lequel avoisine 100 p. 100, il est par contre nécessaire, pour les catégories de la population active que constituent les jeunes, les personnes âgées et les femmes, de recourir à des hypothèses socio-institutionnelles; celles-ci permettront d’opérer des ajustements ultérieurs au moment où le planificateur procédera à des tests de cohérence. Il convient de remarquer que ces corrections globales ainsi introduites – y compris celles portant sur l’immigration nette –, et qui se révèlent en définitive très aléatoires, sont souvent d’un ordre de grandeur supérieur aux variations prévisibles de la population à taux d’activité constants. Toutefois, les évaluations de la répartition sectorielle de la main-d’œuvre, celles qui concernent l’évolution des qualifications professionnelles, outre l’utilité qu’elles peuvent présenter aux stades ultérieurs de la recherche, permettent d’apprécier la plausibilité des perspectives de la population active totale. De cette dernière à l’évaluation du volume de l’emploi dont on souhaite pouvoir disposer, le passage est relativement aisé: on peut écrire, sous une forme schématique que le volume de l’emploi est égal à la population active, déduction faite du chômage, que multiplie la durée annuelle du travail; les deux dernières grandeurs sont évidemment fonction de la politique de l’emploi adoptée.Le terme multiplicatif utilisé par le planificateur pour calculer le volume du produit futur, et qui est un taux de productivité , est déterminé en fonction de l’évolution passée et des perspectives générales à prévoir. Sans doute, sur le plan conceptuel, le choix le plus significatif et le plus satisfaisant pour l’esprit serait-il celui de la productivité globale des facteurs ; en fait, pour des raisons tout à la fois de commodité et de logique opérationnelle, les spécialistes de la prévision économique préfèrent utiliser la productivité du travail , remplaçant ainsi une relation causale complexe par une relation comptable simple. De plus, l’éventail des taux de croissance annuels de la productivité demeure largement ouvert, allant de 3 à 6 p. 100. La sélection opérée aura des répercussions sérieuses puisque, des deux facteurs retenus, l’emploi et la productivité, c’est le second qui connaît les rythmes de croissance les plus élevés. Par conséquent, compte tenu de la règle des intérêts composés, quelques points de différence entraîneront des conséquences d’autant plus décisives que la période de projection est plus longue. Les évaluations statistiques auxquelles on parviendra seront, de ce fait, assez aléatoires et sujettes à caution. Pourtant, cette recherche est utile. En effet, on ne s’attarde pas beaucoup à cette première estimation qui n’est que le premier élément d’une série d’approximations successives, de plus en plus vraisemblables, au fur et à mesure qu’elles se rectifieront mutuellement et apporteront des informations plus riches et plus précises sur l’évolution envisagée.La prévision par utilisation de modèlesLa prévision par utilisation de modèles repose sur l’hypothèse de base d’une permanence des relations entre volume de production et volume des facteurs employés dans un système d’équations simultanées, explicitant ainsi l’interdépendance des facteurs engendrant la croissance économique. Les modèles employés se subdivisent en deux grandes catégories: tandis qu’il est parfois possible, du moins dans certaines limites, de compenser la diminution d’un facteur par une augmentation d’un autre facteur pour obtenir une production donnée, il existe des techniques dans lesquelles les facteurs doivent être combinés selon une proportion fixe pour être efficaces, toute dose additionnelle étant stérile si elle n’est pas associée à une dose additionnelle d’un autre facteur. On parlera de substituabilité dans le premier cas et de complémentarité dans l’autre. L’expression et les premières écritures explicites des «fonctions de production» apparaissent dans la pensée économique entre 1870 et 1914: l’hypothèse des facteurs complémentaires se trouvait chez L. Walras et celle des facteurs substituables chez A. Marshall et V. Pareto. Mais ce n’est qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que les praticiens ont songé à utiliser ces fonctions à des fins de prévision économique.Sur la base des relations de complémentarité, la prévision retient pour chacun des deux facteurs que l’on emploie généralement – le travail et le capital – une équation d’offre et une équation de demande, une équation complémentaire garantissant par ailleurs la cohérence des projections ainsi effectuées. En admettant, à titre de convention, que toute lettre pointée signifie un flux, tandis qu’une lettre qui ne l’est pas représente un stock, on aura pour le capital:– une équation d’offre traduisant la réaction des prêteurs:dans laquelle face="EU Updot" 邏 est l’épargne nette susceptible d’engendrer une addition au stock de capital et s la propension moyenne à épargner de la collectivité qui perçoit un revenu équivalent à V, le volume de production obtenu;– une équation de demande traduisant la réaction des emprunteurs, les entrepreneurs désireux d’obtenir un supplément de production face="EU Updot" 欄 empruntant face="EU Updot" 邏, compte tenu de certaines relations technologiques que traduit numériquement le coefficient marginal de capital c :Lorsqu’il y a égalité de l’épargne et de l’investissement, la condition de plein emploi du capital garanti par la croissance de la production est bien sûr:Pour le facteur travail, l’offre pour l’année terminale Lt sera dépendante de l’offre constatée dans l’année initiale multipliée par le taux d’accroissement annuel a , soit:La demande de la part des entrepreneurs est fonction du volume de la production V par l’intermédiaire d’un coefficient d’élasticité à long terme l , soit:Le taux d’accroissement annuel de la production qui assurera le plein emploi de la force de travail sera dès lors:La condition de cohérence des prévisions établies à partir du facteur capital et du facteur travail sera bien évidemment, comme dans le cas du modèle de type bi-factoriel utilisé par les Pays-Bas pour leurs projections portant sur les années 1960 à 1970, l’égalisation des taux de croissance déduits des équations (3) et (6), ce qui donne finalementSi l’équilibre n’est pas réalisé d’emblée, les ajustements porteront sur a et s considérés comme variables instrumentales.Sur la base des relations de substituabilité, on utilise, à des fins de prévision, une formule de Cobb-Douglas dynamisée, traduite en termes de taux de croissance sous la forme:dont la signification est immédiate, face="EU Updot" 欄/V étant le taux d’accroissement annuel de la production, face="EU Updot" 樂/L celui de la quantité de travail estimé de façon exogène, face="EU Updot" 邏/K le taux d’accroissement annuel du capital, estimé soit directement, soit sur la base d’une fonction d’investissement, v un trend résiduel représentatif du progrès technique, enfin l et k étant les élasticités de la production par rapport à chaque facteur. Toutefois, comme dans l’équation face="EU Updot" 邏/K dépend à son tour du produit national, la cohérence de la prévision ne se trouve pas garantie d’emblée et on recourt à deux équations supplémentaires, analogues à celles que nous avons déjà rencontrées: une fonction d’offre de travail (4) et une fonction d’offre de capital (1).Projections détailléesPour la prévision détaillée, le recours à un modèle économétrique complet permettant, grâce à un système d’équations simultanées, de calculer les différentes variables semble ici impraticable, compte tenu de l’état actuel des connaissances théoriques et de l’information statistique. Aussi utilisera-t-on un schéma itératif consistant à décomposer les travaux de projection en étapes successives au cours desquelles on se servira de modèles spécifiques permettant en outre, grâce à la consultation d’experts, de faire place à un plus grand nombre d’éléments d’information. On aura ainsi des modèles de consommation, de production et d’échanges extérieurs.La prévision de la consommationLa prévision de la consommation repose sur les lois dégagées au dernier siècle par E. Engel. Dans une population homogène, la forme des courbes d’Engel, pour les différents types de consommation, peut se traduire par la formule suivante, la plus générale qui soit:autrement dit la dépense d’un individu i pour un poste de consommation donné est fonction de son revenu Ri à un facteur aléatoire Ui près. On est dès lors conduit à préciser successivement le type de fonction qu’on utilise, la nature du paramètre ou du coefficient d’élasticité auquel on se réfère et la signification du facteur aléatoire Ui qu’on y fait figurer.En effet, il n’existe pas a priori d’équation simple, et le degré de cette équation est lui-même inconnu. Le choix de la forme de la fonction est le plus souvent fait empiriquement, compte tenu des commodités de calcul; c’est pourquoi on retient généralement la forme bilogarithmique qui présente l’avantage d’admettre une élasticité constante. Cependant, la logique suggère parfois, pour certains types de consommation, de retenir une liaison entre revenu et consommation admettant un niveau de saturation; on emploie alors une fonction de forme semi-logarithmique. Quant au coefficient d’élasticité, il faut tout d’abord faire observer qu’il dépend de la forme de la fonction choisie. De plus, sa valeur est entachée du fait que le concept d’élasticité (ou rapport de l’accroissement relatif de la consommation à l’accroissement relatif du revenu qui l’a engendré) rapporte la sensibilité des achats aux seules variations de prix et de revenu, alors que la consommation d’un bien quelconque dépend aussi du prix de tous les autres biens; cela exigerait le calcul des élasticités croisées, que les méthodes couramment utilisées ne permettent pas de faire. Il faut enfin noter que la valeur des élasticités statiques dégagées par l’analyse de coupes instantanées (ou cross-section ) et celle des élasticités dynamiques révélées par les séries chronologiques (ou time series ) peuvent diverger. Mais il est précisément possible de déduire de cette divergence observée un certain nombre de conclusions extrêmement utiles dans une perspective de planification; on peut faire apparaître des facteurs, autres que le revenu, susceptibles d’exercer une influence sur le montant de la dépense considérée, par exemple l’effet de qualité, le rythme de diffusion des produits nouveaux, etc. Il convient enfin de s’interroger sur la signification du facteur aléatoire Ui . On retrouve dans celui-ci un grand nombre d’éléments: erreurs de mesure de la consommation et du revenu, écarts de prix selon les lieux de vente, variations des goûts, composition de la famille, profession et milieu social du chef de ménage, etc. Or, au point de vue statistique, la formule (9) de la fonction de consommation suppose une indépendance du facteur aléatoire Ui à l’égard du revenu. Cette indépendance n’existe cependant pas toujours. Ainsi, il y a incontestablement une relation entre la taille de la famille et la dépense totale; on tente d’échapper à cet inconvénient en écrivant l’équation C = f (R) sous la forme C/n = f (R/n ), n étant une mesure de la taille du ménage. De même, d’autres biais pouvant provenir des catégories socio-professionnelles, on peut découper l’échantillon en strates, en distinguant par exemple ruraux et urbains.Les prévisions de production par brancheLes prévisions de production par branche sont obtenues à partir de la demande finale dont la consommation est le poste essentiel en utilisant les techniques de l’analyse matricielle dont les tableaux d’input-output de W. Leontief (The Structure of American Economy, 1919-1939 , Oxford, 1941) sont une application économique particulière. Le cadre retenu est celui d’une économie nationale considérée comme un ensemble de secteurs interdépendants et dont les activités se ramènent à des opérations de ventes et d’achats, ou plus généralement, d’entrées et de sorties. Les lignes du tableau interindustriel indiquent donc les sorties ou la manière dont les ventes de tel secteur ou de telle branche se répartissent au sein de l’économie; les colonnes explicitent les entrées ou la manière dont les achats du secteur ou de la branche se ventilent. Les coefficients qui remplissent les damiers de Leontief sont donc censés décrire les relations technico-économiques qui se nouent entre les industries: si x ij est la quantité du bien produit par le secteur i et qui se trouve utilisée par le secteur j , le coefficient aij = xij /Xj traduit la quantité du bien en provenance du secteur i absorbée pour la production d’une unité du bien j .L’inversion de la matrice des coefficients unitaires est la solution trouvée pour dégager d’une estimation préalable de la demande finale les répercussions qui en résultent sur l’appareil productif. Le recours à l’algèbre matricielle s’impose de par l’évolution du nombre des branches et des produits. Le système de Leontief s’écrit alors (I 漣 A)X = Y, où I est la matrice unité dont on retranche la matrice A des coefficients a ij , X le vecteur colonne des productions totales des n biens et Y le vecteur colonne des demandes finales des n biens. Résoudre le système, c’est exprimer en fonction de Y les X nécessaires. Dans l’inversion, on multiplie les deux membres de l’équation matricielle par la matrice inverse (I 漣 A) size=1漣1, ce qui donne:La prévision des échanges extérieursLa prévision des échanges extérieurs complète la démarche précédente qui reposait sur l’hypothèse d’une économie fermée. Or, ainsi que l’observe l’économiste polonais Kalecki, «dans les travaux effectués sur le plan à long terme, il s’est constamment avéré que le nœud gordien du développement économique est la balance du commerce extérieur». L’économétrie apporte quelques solutions simples qui n’auront que l’inconvénient de buter sur les aléas inhérents aux relations économiques internationales et qui faisaient dire à Pierre Massé qu’«au seuil de la géopolitique, le calcul des probabilités perd ses droits».La prévision des importations manifeste la prépondérance des variables internes puisque les importations dépendent, on peut l’imaginer de manière intuitive, de l’activité nationale: on écrira alors Mt = a Yt , M étant les importations, Y le produit national et a une propension moyenne à importer supposée constante. On peut y adjoindre la dépendance à l’égard du temps, véritable variable fourre-tout qui pallie l’ignorance du planificateur; on aura alors, dans le cas d’une dépendance exponentielle, Mt = M0e nt , n étant là le taux de croissance annuel. On peut enfin y ajouter l’influence du rapport entre les prix nationaux p et les prix étrangers p ext. En combinant les trois effets, on obtient finalement l’expression utilisée par les experts de la Communauté européenne du charbon et de l’acier:La prévision des exportations privilégie au contraire les variables externes. C’est ainsi – pour ne citer qu’un seul des multiples modèles élaborés dans les petits pays particulièrement dépendants du commerce international comme les Pays-Bas ou la Belgique – que le modèle gravitationnel proposé par J. Tinbergen (modèle tirant son nom de l’analogie existant entre la formule imaginée et l’expression newtonienne de l’attraction universelle) tente d’exprimer chaque flux d’échange d’un groupe de produits quelconques entre deux pays au cours d’une période donnée; chaque flux est fonction de la production du premier pays, de la consommation du second et d’un paramètre de distance économique regroupant un ensemble d’éléments très divers tels que le degré de protectionnisme, les coûts de transport, le dynamisme commercial, les différences de coût et de productivité, etc.Recherche des cohérences optimalesLes projections précédentes se sont effectuées dans un cadre de comptabilité nationale. C’est dans ce cadre – et par lui – qu’il convient d’appréhender la cohérence de l’ensemble des recherches. La comptabilité nationale est en effet, en elle-même, un outil d’équilibrage; de plus, au moins dans le cas des comptabilités nationales de type français, on se trouve en présence de cadres très orientés vers les projections, cherchant à mettre en évidence des relations techniques, économiques ou sociologiques qu’on puisse considérer comme permanentes ou susceptibles d’une évolution prévisible tissant ainsi des liens nouveaux entre comptabilité nationale et planification. Autrement dit, il convient d’assurer le passage de projections de variables spécifiées à des projections de comptes équilibrés. Mais, le même objectif pouvant souvent être atteint grâce à des procédés techniques alternatifs dont les coûts diffèrent et qui utilisent, à des degrés différents, les ressources rares disponibles, il convient aussi de peser les différentes alternatives possibles pour dégager la solution la plus avantageuse, passant ainsi de l’équilibre à l’optimum.Les équilibresLes équilibres qu’il convient de tester par l’utilisation des tableaux de ressources-emplois de la comptabilité nationale sont au nombre de deux. On fait ainsi correspondre à un équilibre physique, dont la détermination repose sur des lois d’interdépendance relativement strictes, un équilibre financier; il traduit des comportements beaucoup plus plastiques, mais oblige à découvrir les réalités sociales au-delà des formalisations en ce qu’il conduit à porter un jugement sur la vraisemblance des résultats obtenus. Dans le cadre du Ve plan français, il s’agissait, par exemple, de définir les normes de la politique des revenus. L’évolution du niveau général des prix était fixée a priori par les instances politiques comme une norme à caractère d’objectif. On calculait ce que devaient être les évolutions de revenus pour que les objectifs de consommation et d’investissement puissent être atteints; partant ensuite des projections d’épargne et d’investissement des divers agents économiques, on déterminait les modifications de règles ou de circuits financiers nécessaires pour que les investissements soient réalisés. Au contraire, dans le VIe plan, il s’agit d’éclairer la définition d’une politique économique d’ensemble. Pour cela a été élaboré un modèle physico-financier (dit modèle «Fifi») s’efforçant de prendre en compte, de façon aussi réaliste que possible, le comportement des agents économiques, les contraintes et les objectifs et moyens d’action qui les caractérisent. La structure générale du modèle s’organise autour de cinq pôles: un pôle relatif à l’offre décrivant la manière dont la demande est satisfaite par la production nationale (le tableau d’échanges interindustriels étant en ce domaine l’outil de référence) ou par les importations (que les modèles évoqués plus haut permettent d’explorer); un pôle relatif à la détermination du taux de salaire nominal qui dépend de l’évolution du chômage et des prix (la relation économétrique correspondante étant ajustée à partir des évolutions observées entre 1957 et 1967); un pôle relatif à la détermination des prix et des revenus ; un pôle relatif à la détermination des investissements financièrement réalisables compte tenu du montant de l’autofinancement disponible et enfin un pôle relatif à la détermination de la demande . Pour les secteurs «abrités», la production s’ajuste à la demande qui la détermine et le prix dépend du niveau de la production. Pour le secteur «exposé» à la concurrence étrangère, les prix sont imposés par la concurrence des producteurs étrangers, la production des entreprises nationales dépend alors de leurs possibilités d’investissements et donc de leurs possibilités de financement externe ou interne.L’ouverture des frontières d’une part, la venue de la crise d’autre part font que les relations qui permettent d’établir les équations et de mesurer les coefficients des modèles sont largement perturbées. Cependant les prévisions modélisées gardent leur importance, simplement les modèles économétriques doivent s’efforcer de donner une représentation plus complète et plus cohérente du fonctionnement d’ensemble des rouages de l’économie en même temps que leur mode d’emploi doit évoluer. Aussi le modèle «Fifi» utilisé pour les VIe et VIIe plans et qui ne permettait que de décrire l’année terminale du plan a-t-il été remplacé par le modèle D.M.S. (dynamique multisectoriel), beaucoup plus complexe et qui présente, année par année, le cheminement des grandeurs économiques à un niveau relativement détaillé. Les projections qu’il permet d’effectuer sont ensuite précisées par des études plus spécifiques pour ce qui concerne les finances publiques (modèles Apu et Secus) et pour ce qui concerne les évolutions sectorielles à un niveau plus fin (modèle Propage). D.M.S. intègre deux types d’interactions: des interactions qui jouent simultanément à l’intérieur d’une même année, des interactions qui comportent des décalages d’une année sur l’autre. Les ajustements intra-annuels peuvent être décrits comme suit: la demande finale aux entreprises détermine grâce à un tableau d’entrée-sortie la production que chaque branche va mettre en œuvre; la production, grâce aux fonctions de production (qui sont ici de type clay-clay, c’est-à-dire combinant la complémentarité à court terme et la substituabilité des facteurs à long terme), détermine pour chaque branche le taux de capacité de production disponible et l’emploi; la fixation des prix et des salaires de chaque secteur est simultanée, dépendant du taux d’utilisation, de la capacité de production, du taux de croissance de la production et de l’emploi; cette fixation des prix et des salaires assure le passage de l’évolution en volume à l’évolution en valeur; les revenus sont déterminés par les évolutions en volume de la production et la fixation des prix et salaires; ils déterminent, d’une part, le taux de rentabilité du capital financier investi dans la production et, d’autre part, la demande finale par produit. L’essentiel des ajustements pluriannuels est organisé autour de la double accumulation du capital: celle en volume et celle en valeur; dans chaque branche le taux de rentabilité et le taux d’utilisation de la capacité de l’année en cours et de l’année précédente influencent le taux d’investissement de l’année; l’accumulation progressive du capital modifie petit à petit les taux de rentabilité et d’utilisation de la capacité de production et, par là même, le rythme de l’accumulation du capital. Dans une conjoncture marquée par un fort degré d’incertitude, il est utile de multiplier les éclairages. Aussi dans la préparation du IXe plan a-t-on utilisé la technique des scénarios. Ces scénarios combinent plusieurs hypothèses relatives à l’environnement international et à la politique économique et sociale intérieure. Concernant l’environnement international ont été ainsi élaborés un scénario supposant un retour progressif à la croissance, et donc relativement favorable, et un scénario supposant une stagnation prolongée, donc défavorable. Les scénarios intérieurs se sont attachés à examiner les conséquences d’hypothèses différentes dans le domaine des finances publiques et sociales, des revenus et du pouvoir d’achat, des modalités de la réduction du temps de travail, du dynamisme de l’investissement industriel, etc. Utilisés en simulation pour la première loi de plan, les scénarios ont été élaborés selon la méthode consistant à «faire tourner le modèle à l’envers» lors de la seconde loi de plan afin de permettre d’examiner les conditions de l’équilibre recherché.L’optimumL’optimum que s’efforce de cerner le planificateur est une façon d’affecter rationnellement les ressources rares disponibles. Le calcul économique doit, pour cela, disposer d’un indice uniforme d’estimation des valeurs, ramener à une commune mesure des allocations de ressources et rendements réparties de manière inégale dans le temps et en définitive doit choisir entre plusieurs projets alternatifs. Pour toute une série de raisons – par exemple fiscalité à l’intérieur, droits de douane à l’extérieur –, les prix peuvent en effet s’éloigner de ce qu’ils devraient être pour refléter correctement la rareté des facteurs de production. C’est pourquoi, plutôt que de procéder à des corrections empiriques qui, toutes, butent sur des difficultés considérables, le planificateur tente de remplacer le système de prix existant par une comptabilité marginale sociale; celle-ci repose sur l’idée que le prix doit mesurer la perte de rendement imputable au fait que l’on détourne des facteurs de production de leur affectation première. À supposer toutefois qu’on puisse disposer d’un système de prix objectifs, dotés d’une véritable signification économique, les comparaisons entre projets alternatifs doivent encore, pour être possibles, s’effectuer sur une base temporelle univoque. On utilise pour cela un taux d’actualisation des valeurs futures (permettant de ramener à une commune mesure les valeurs futures et présentes) et témoignant de la préférence des agents économiques pour le présent. Le taux d’actualisation est fonction du taux d’épargne de la nation et de ses besoins d’investissement; il dépend aussi du taux de croissance générale de l’activité économique. Il se distingue des taux d’intérêt pratiqués sur ou par les différents marchés ou institutions financières, en raison des imperfections de la confrontation entre offre et demande de capitaux sur les marchés réels.Si a est le taux d’actualisation, le bénéfice véritable B procuré par un projet d’investissement quelconque sera représenté par la formule:R et D étant respectivement les recettes et les dépenses engendrées par le projet au cours de chacune des années s’étageant entre t = 1 et t = n . Une fois que l’on sait à quel prix évaluer chacun des éléments et que l’on dispose d’une méthode les ramenant à une commune mesure si ces éléments sont dispersés dans le temps, il reste à dégager un critère de choix de la décision économique. Même si ce sont souvent des considérations beaucoup plus pragmatiques qui guident le choix effectif des planifications, les théoriciens ont tenté d’élaborer les formules; la plus célèbre est celle de la productivité marginale sociale (P.M.S.), dont l’expression simplifiée est:où K est le montant du capital ou investissement nécessaire à la réalisation du projet, V la valeur brute sociale apportée par le projet (compte tenu des économies externes qu’il suscite, et dont les prix sont exprimés en termes de comptabilité marginale sociale), C les coûts totaux des seuls facteurs nationaux utilisés, B l’effet net total sur la balance des paiements corrigé par le terme r qui exprime, en unités de revenu national, l’équivalent de l’amélioration d’une unité de la balance des paiements dû à la sur- ou sous-évaluation des taux de change.Rechercher une bonne cohérence entre les choix microéconomiques et les grands objectifs de la puissance publique est un souci permanent de la planification française qui a acquis en ce domaine une expérience importante. Cependant la persistance des déséquilibres macroéconomiques et la définition d’orientations nouvelles visant à les résorber nécessitaient un élargissement et un approfondissement des méthodes antérieures. Pour tenir compte dans les années à venir des effets macroéconomiques des projets, les spécialistes sont ainsi conduits à proposer d’utiliser deux familles de critères. La première s’intéresserait aux aspects de rentabilité traditionnels, le calcul de la rentabilité collective avec un taux d’actualisation public en étant le fondement. La seconde concernant les effets macroéconomiques devrait être adaptée à la nature des décisions. Pour les grands choix sectoriels (énergie, transports), il conviendrait de procéder à des simulations sur modèles macroéconomiques, précédées d’analyses approfondies concernant le secteur productif; pour de grands projets (T.G.V., politique autoroutière, etc.), l’analyse des répercussions sur le système productif à partir de tableaux à contenu en importations et en emplois pourrait être suffisante; enfin pour des projets de plus faible ampleur, les deux familles de critères pourraient être fusionnées en un seul calcul de rentabilité collective avec des prix fictifs.3. Les questions débattuesAu cours des années soixante, la planification a fait l’objet de vastes débats auxquels le public a parfois été convié. Sans doute certains problèmes ne dépassent-ils guère le cercle des spécialistes, tandis que d’autres ont suscité une abondante controverse. Parmi les multiples questions débattues, quatre semblent essentielles: la première est de nature administrative, la deuxième essentiellement technique, la troisième plus politique et la dernière de caractère sociologique.Difficultés d’ordre administratifDu point de vue administratif, la planification soulève trois questions essentielles, relatives à la dimension de la cellule de planification, à sa localisation dans les structures administratives et à ses liaisons avec d’autres institutions.La dimension dépend tout d’abord des fonctions dévolues à l’organisme. Le choix, en ce domaine, se situe entre deux conceptions extrêmes: celle d’une planification limitée à quelques secteurs (cas, par exemple, du Maroc) et celle d’une planification qui englobe l’ensemble des activités (cas de l’U.R.S.S.). Elle dépend aussi des disponibilités en personnel qualifié, mais surtout des fonctions attribuées à l’organisme central de planification: des structures légères correspondent à la conception d’un état-major chargé d’assurer une coordination entre centres de décision; au contraire, dans le cas d’une planification impérative, l’organisme de planification est en général très étoffé. Dans certains cas, les organismes de planification sont aussi chargés de l’exécution du plan, mais ces tâches risquent de nuire aux fonctions de conceptions qui demeurent l’essentiel de l’activité du planificateur. Aussi a-t-on généralement abandonné cette formule. Lorsque l’exécution est confiée aux ministères techniques, on évite la confusion des attributions, mais il faudra alors s’efforcer de remédier au cloisonnement des administrations. Dans certains cas, enfin, l’exécution peut être confiée à des unités administratives autonomes: les problèmes diffèrent alors suivant que ces offices dépendent administrativement de l’organisme de planification, sont rattachés aux ministères techniques ou ont une autonomie de gestion complète.La localisation de la cellule de planification joue parfois un rôle essentiel. La fonction est souvent confiée à un ministère existant, généralement celui des Finances; le risque pouvant en résulter est celui d’une subordination des impératifs du développement à moyen terme aux exigences de la régulation à court terme de l’activité économique. La fonction peut, au contraire, être dévolue à un organisme autonome de type nouveau; cela peut donner une impulsion nécessaire au développement si le plan modifie effectivement l’action de l’ensemble de l’administration, et s’il n’en résulte pas un isolement du reste du gouvernement, une confusion des responsabilités, des rivalités improductives et des doubles emplois générateurs de gaspillage. En fait, l’autorité du plan dépend autant de facteurs personnels que de textes légaux, et des personnes comme P. Massé en France et P. C. Mahalanobis en Inde ont su donner une grande audience à l’organisme de planification qu’ils dirigeaient.Les liaisons de l’organisme jouent, de leur côté, un rôle essentiel. Si les liens avec le Parlement s’établissent très généralement par l’intermédiaire du gouvernement, les liens avec l’exécutif peuvent prendre différentes formes: il est possible d’attribuer au sein du conseil de l’organisme central de planification la totalité ou la majorité des sièges à des membres du gouvernement, mais cette solution risque d’entraîner une confusion des critères politiques et technico-économiques; cependant, le caractère politique de la planification conduit dans de nombreux pays à établir, sous des formes plus souples, une liaison institutionnelle entre l’organisme de planification et le pouvoir exécutif. De même, la nécessité de liaisons permanentes mais souples avec l’administration centrale conduit à un choix entre deux formules: ou bien l’organisme de planification est représenté, sous forme de comités de liaison, au sein des administrations existantes, ou bien les administrations traditionnelles sont représentées au sein de l’organisme de planification comme c’est le cas des commissions de modernisation française.Problèmes techniquesLes techniques de planification actuellement utilisées conduisent à d’incessants retours en arrière pour vérifier la cohérence des projections effectuées. Parce qu’ils ont pris conscience de ces limitations et insuffisances, les planificateurs découvrent les avantages que présenterait l’emploi de modèles économétriques entièrement formalisés, non sans être parfaitement conscients d’ailleurs des obstacles auxquels se heurtent encore de telles tentatives.La formalisation plus poussée du processus de planification présenterait, aux yeux des spécialistes, trois avantages relatifs respectivement à la logique, à la prospective et à l’efficacité. Cette formalisation conduirait tout d’abord, selon eux, à expliciter les relations sous-jacentes à bien des raisonnements, même s’il n’est pas possible de chiffrer tous les paramètres pour passer du stade théorique au stade économique; on pourrait, par là même, vérifier que ces relations sont indépendantes et mutuellement compatibles. Cela entraînerait ensuite, vraisemblablement, un besoin accentué d’informations statistiques; la recherche de l’information comptable ou technologique susceptible d’alimenter l’évaluation des paramètres permettrait d’asseoir les fondements économiques et sociologiques de ces relations. Cette formalisation favoriserait enfin une recherche plus rapide de la cohérence économique d’ensemble.Les obstacles demeurent cependant nombreux. Sans doute, avec l’emploi des calculateurs électroniques, une difficulté essentielle a disparu. D’autres n’en subsistent pas moins, cependant, que Massé énumère comme suit: «le fait que tout défaut d’information initiale ou toute approximation abusive dans la construction du modèle peut entraîner des résultats aberrants; le contraste entre l’algèbre élaborée et précise des méthodes de programmation et le flou qu’accompagne la prise en considération, pourtant indispensable, de l’incertitude; l’écart entre les prix d’orientation implicites à tous modèles et les prix réels qui traduisent une évolution passée souvent irrationnelle». Laissant de côté les deux derniers points, qui conduisent à de longues et difficiles recherches théoriques actuellement en cours, on voit toutefois que l’insuffisance des modèles réside essentiellement dans leur caractère de trop grande simplicité et généralité; cela les rend difficilement utilisables pour expliquer la réalité et guider une politique de développement. Le recours à des explications économiques, testées en fonction du passé, exclut la possibilité d’explorer des champs d’évolution économique sensiblement différents: ainsi, l’un des modèles les plus élaborés – le modèle «Fifi» déjà évoqué –, outre ses limites techniques (chiffrage ou nature incertaine de relations, degré de détail limité, non-intégration des opérations financières, etc.), souffre, plus fondamentalement, du fait qu’il ne permet pas d’explorer des voies de développement alternatives caractérisées par des changements structurels importants; il permet seulement d’étudier différentes variantes par rapport à une voie de développement donnée.D’une manière générale, on a pu écrire que «les modèles ne constituent d’abord qu’un ensemble d’hypothèses provisoires et controversées sur le fonctionnement d’un système économique particulier à un moment du temps donné» (Boyer). D’une part, l’intégration des variables monétaires et financières reste très réduite et est la plupart du temps donnée au modèle de façon exogène. D’autre part, l’instabilité internationale rend difficile la prévision des variables qui pourtant jouent un rôle essentiel dans les possibilités de croissance à moyen terme d’économies de taille moyenne. Enfin les modèles dérapent en période de crise lorsque les hypothèses d’un régime de croissance stable ne peuvent plus être retenues. Sans doute peut-on tenter de sophistiquer davantage les modèles (ainsi D.M.S. comporte 2 000 équations et Propage 4 500), mais alors les modèles deviennent très largement impropres à ce qui est pourtant, en planification, une de leurs fonctions essentielles: la concertation. Au total, les trois vertus qu’on attend de tout modèle – avoir la plus grande fidélité prospective, être assez complet pour intégrer l’économique et le social, permettre une véritable concertation – s’avèrent pour partie largement incompatibles.Choix politiquesActe politique, la planification n’est pas sans poser, de ce fait, un certain nombre de problèmes. On en retiendra deux qui semblent revêtir suffisamment d’importance pour avoir donné lieu à une série de réflexions et de travaux, le premier se situant sur le plan externe, le second sur le plan interne.Sur le plan externeL’expérience de l’Europe occidentale, celle des pays du bloc socialiste rassemblés au sein du Comecon et celle des pays africains qui tentent, à travers diverses expériences, de regrouper leurs économies, soulèvent la question de la «planification multiple» (P. Saint-Marc). Si l’on s’en tient par exemple au seul cas de la Communauté économique européenne (C.E.E.) qui s’est orientée depuis plusieurs années vers l’élaboration d’une programmation économique à moyen terme, on peut dire, d’une manière sans doute très schématique, que la stratégie nationale d’un pays comme la France peut s’en trouver partiellement compromise. En effet, d’une part, l’autonomie de la conjoncture nationale est supprimée, ou réduite, à cause de l’interdépendance croissante des marchés que tente d’organiser le traité de Rome; d’autre part, les engagements souscrits limitent les possibilités de pratiquer une politique de régulation conjoncturelle soit parce qu’un certain nombre de mesures sont maintenant exclues (comme l’augmentation des droits de douane, les restrictions quantitatives, les obstacles mis à la circulation des hommes et des capitaux), soit parce que d’autres mesures voient leur portée réduite (par exemple, le traité de Rome ayant proscrit les aides discriminatoires, les politiques monétaire, fiscale ou du crédit ne peuvent plus avoir de ce fait qu’un caractère global et non sélectif). De plus, l’orientation vers une planification européenne véritable imposerait vraisemblablement un réaménagement des techniques françaises. Cela d’abord parce que s’observent de profondes divergences dans la richesse statistique des nations européennes, les séries étant établies suivant des techniques et des nomenclatures différentes tandis que des termes analogues recouvrent parfois des réalités divergentes; mais aussi parce que l’agrégation des grandeurs économiques poserait de nombreux problèmes, ne serait-ce que celui de la sélection du taux de conversion entre les différentes unités monétaires utilisées.Sur le plan interneTandis que les pays socialistes s’interrogent sur les parts respectives qu’il convient de faire au plan et au marché comme instruments de régulation de l’activité économique (ce qui a conduit par exemple, en U.R.S.S., à la réforme économique du 4 octobre 1965, imitée dans les autres démocraties populaires, et, plus radicalement depuis 1950, à l’adoption par la Yougoslavie du principe de l’autogestion), les pays occidentaux à économie de marché se posent la question des finalités (ce qui les a conduits à remettre partiellement en question la planification). Deux interprétations globales de la planification s’opposent, correspondant à autant de lectures du développement économique et de représentations de la réalité sociale, renvoyant par là même à une analyse du rôle de l’État dans l’économie et, par conséquent, à la structure des rapports de pouvoir qui caractérisent une société.Selon un premier schéma, le plan serait l’instrument du progrès collectif. La société occidentale serait caractérisée par une pluralité de forces sociales et une multiplicité d’intérêts économiques et de groupes de pression; l’économie serait un système d’économie mixte où coexistent action publique et initiative privée. Le plan apparaît alors comme une sorte de contrat social; la concertation des forces organisées jouerait un rôle pédagogique en faisant comprendre à chaque groupe la portée véritable, mais aussi les limites, de ses ambitions. Le plan serait ainsi l’instrument qui permettrait à la société de maîtriser et de construire collectivement son avenir.Selon un second schéma, la nature et le contenu de la planification seraient commandés par le rapport des forces sociales, et seule l’analyse historique de l’évolution de ce rapport permettrait de comprendre la signification de tel ou tel plan: c’est ainsi que, dans le cas français, la planification, comme pratique économique, aurait contribué à la restauration des forces du marché, et, comme pratique idéologique, elle aurait visé à donner l’image mythifiante d’une rationalité de l’État au service de l’intérêt général, contribuant ainsi à modifier les représentations de la réalité sociale.Aspects sociologiquesSans négliger une interrogation sur les finalités de la planification, mais en s’en tenant cependant essentiellement à une interrogation sur les moyens, la réflexion sociologique s’est orientée, en Europe occidentale surtout, avec les thèmes de la démocratie du plan et de la participation à la planification, vers l’analyse des modalités permettant d’aménager au mieux le concert social. Pour cela, trois questions complémentaires ont été explorées.Des organisations aptes à participerLa première exigence est qu’il existe des organisations aptes à participer. Dans cette perspective, le caractère représentatif des organisations professionnelles exerce une influence très importante; c’est pour les organisations patronales que la question se pose avec le moins d’acuité, d’abord parce que les liens entre administrations à caractère patronal et le monde patronal lui-même sont généralement étroits, ensuite parce que la pratique des affaires fait appel à un langage et à des modes de raisonnement qui prédisposent à une discussion informée des problèmes économiques d’intérêt national; du côté des organisations ouvrières, souvent engagées dans un processus de contestation radicale de l’ordre social existant, la représentativité est fonction du degré de syndicalisation plus ou moins poussé, du degré d’activité des organisations, etc.Parmi les facteurs qui influent sur la participation, le mode de désignation des représentants joue un rôle essentiel; il est cependant malaisé de parvenir à un accord quant aux modalités pratiques de désignation; une consultation préalable des organisations représentées semble cependant s’imposer comme exigence minimale. De nombreux facteurs matériels sont également à prendre en considération: les disponibilités en hommes, en ressources financières, en documentation dont disposent les différents partenaires sociaux, leur aptitude plus ou moins grande à se transformer en groupes de pression, le stade de préparation du plan auquel il leur est possible de se faire entendre, leur plus ou moins grande aisance à maîtriser les techniques employées.On ne saurait trop insister sur les exigences propres en matière d’information. C’est ainsi que la Commission de réforme de la planification, après avoir relevé les insuffisances du système français en ce domaine, a pu affirmer trois principes essentiels: la nécessité d’une information pluraliste qui requiert un élargissement de l’information existante permettant de donner plus d’importance aux préoccupations des acteurs décentralisés, la possibilité de créer des instituts d’études et d’expertise propres aux partenaires de la planification, un aménagement des procédures de concertation; l’exigence d’une information décentralisée qui nécessite de développer les capacités d’expertise des collectivités et acteurs territoriaux, une amélioration des instruments d’analyse et de prévision régionaux ou nationaux-régionaux; une relance de la prospective partant d’un questionnement du présent et pouvant s’appuyer sur l’expérimentation.Des institutions adaptéesSur le plan national, le planificateur peut légitimement attendre deux choses d’un processus de participation: des prises de position politiques sur l’avenir escompté de la nation, des tâches techniques d’élaboration détaillée du plan. On trouvera donc deux types différents d’institutions. L’existence de mécanismes appropriés ne suffit pas cependant pour instaurer un dialogue social. L’authenticité de la participation dépendra en définitive de leur bon fonctionnement. Or, l’information disponible est souvent unilatérale et conditionnée; même lorsqu’il n’en est pas ainsi, force est de constater fréquemment des inégalités trop marquées entre les interlocuteurs sous le rapport des moyens d’étude et d’information. La discussion peut, elle aussi, ne refléter que d’illusoires participations de certains groupes sociaux; les décisions prises par les organismes officiels de participation peuvent ainsi entériner des décisions prises en fait ailleurs. La réforme des institutions apparaîtra donc souvent comme une tâche urgente: l’expression «démocratisation», maintes fois avancée, implique qu’on devrait s’efforcer de susciter une détermination concertée des objectifs; la consultation pourrait prendre la forme d’un projet de plan global, assorti de plusieurs variantes, proposé par le gouvernement et discuté, en premier lieu, par le Parlement reflétant les grandes options politiques puis, par les représentants des intérêts socio-économiques de la nation.Nécessité d’attitudes appropriéesLa reconversion des mentalités nécessite tout d’abord une reconnaissance pleine et entière des partenaires de la part de chaque organisation professionnelle, préliminaire indispensable à tout dialogue social authentique; cette reconversion implique ensuite l’acceptation du compromis. Encore faut-il que la participation soit effectivement possible et qu’elle soit souhaitable pour quelques-uns sinon pour la totalité des partenaires sociaux. D’où la nécessité de procéder, au moins sommairement, à l’étude de l’affrontement des objectifs particuliers et de la rencontre des pouvoirs comme le fait l’analyse moderne de l’organisation conçue comme vie en commun de groupes ayant leur stratégie et s’efforçant de défendre et d’exercer leurs pouvoirs. Se situant dans des marges relativement étroites, source de conflits et nécessitant, de ce fait, pour la rendre effective, certains aménagements, la participation à la planification conduit à faire une observation et laisse entrevoir un espoir. L’observation montre en effet que, conduite économique, la planification est, suivant l’expression de François Perroux, «un mixte d’échange et de pouvoir, de lutte et de coopération». Elle laisse cependant place à quelque espoir, à savoir que les choix qu’implique la planification, et qui sont bien souvent au centre des affrontements sociaux, puissent un jour devenir le lieu géométrique des concours et des dialogues sociaux authentiques.
Encyclopédie Universelle. 2012.